GO engage le débat sur les finances publiques locales : « l’effet ciseaux » budgétaire.

A Grenoble, le maire et sa majorité râlent, depuis leur arrivée, contre les coupes budgétaires du gouvernement en direction des collectivités, dont Grenoble, qui se trouve actuellement dans une situation très budgétaire critique. D’où la nécessité de réduire la voilure, qui expliquerait les choix drastiques fait par la municipalité. On pense bien sur au dernier plan d’austérité de Juin 2016, en direction des bibliothèques, des services publics de proximité notamment….

A GO citoyenneté, nous savons que les temps sont difficiles, que les finances publiques sont complexes à gérer, qu’il n’est pas question d’augmenter les impôts pour trouver des marges de manœuvres financières. Mais nous souhaitons ouvrir le débat que la municipalité n’a pas fait : sur les finances publiques locales actuelles et les choix politiques à faire, en toute transparence.

Pour nourrir le débat, nous vous proposons un premier texte écrit par  Sébastien Ségas, enseignant-chercheur en science politique à l’Université de Rennes.

 

Les usages politiques de « l’effet ciseaux » budgétaire

LA NOUVELLE INSTRUMENTATION DE LA GESTION PUBLIQUE DES COMMUNES ET INTERCOMMUNALITÉS

par Sébastien Ségas, le 19/09/2016

Les maires et les présidents de collectivités territoriales dénoncent depuis des années le « désengagement financier de l’État ». Ce discours revendicatif, largement relayé par les médias locaux et nationaux ne doit pas occulter un processus beaucoup plus discret : la mise en place, dans ces mêmes collectivités, de nouveaux instruments dont l’objectif est de contrôler l’évolution des dépenses.

Comment de tels outils peuvent-il s’imposer ?

Quelles sont les limites de leur emprise ?

Les collectivités territoriales françaises et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) font face, depuis le début des années 2010, à un contexte budgétaire beaucoup plus contraint. D’un côté, l’État a gelé puis baissé le montant des dotations qu’il verse aux collectivités et EPCI [1] ; de l’autre, les dépenses obligatoires des collectivités tendent à augmenter. Le cas du RSA est souvent cité en exemple, certains départements devant faire face à des dépenses qui augmentent de 10 % par an depuis le début de la crise de 2008. En outre, l’éventail de ces dépenses contraintes s’accroît : la mise aux normes pour l’accès aux équipements publics des personnes en situation de handicap, la transition énergétique pour la croissance verte, la réforme des rythmes scolaires, la revalorisation des traitements des agents de catégorie C ou encore l’augmentation récente du point d’indice qui décide de la rémunération des fonctionnaires constituent autant d’exemples de mesures, imposées par l’État, qui entraînent des dépenses nouvelles pour les collectivités. L’expression comptable d’« effet ciseaux », qui désigne des contextes budgétaires dans lesquelles les dépenses d’une entreprise ou d’une institution augmentent plus vite que ses recettes, est largement utilisée, y compris dans les rapports publics de la Cour des comptes, afin de souligner le caractère critique de la situation financière dans laquelle se trouvent les collectivités territoriales.

Cette situation alimente un discours critique de la part des nombreux élus locaux et de leurs associations. L’Association des maires de France (AMF) et l’Association des départements de France (ADF) en tête s’alarment ainsi du risque de banqueroute de certaines collectivités et réclament que l’État, a minima, modère la baisse des dotations, voire que certaines dépenses, comme le RSA, soient « recentralisées ». Ces prises de parole publiques, si elles ne sont pas toujours sans effet – au congrès de l’AMF de juin 2016, le Président de la République a ainsi annoncé un geste financier en faveur des collectivités territoriales –, ne doivent pas masquer un mouvement à la fois beaucoup plus discret et sans doute beaucoup plus profond d’adaptation des collectivités territoriales aux nouvelles contraintes budgétaires qui passe par la mise en place d’une nouvelle instrumentation de la gestion publique locale visant à rationaliser la gestion des dépenses publiques.

Par rationalisation, il faut entendre ici une volonté de maîtrise des dépenses via la mise en place d’instruments de contrôle, de prévision et d’anticipation permettant d’ajuster les dépenses aux recettes mais également à des objectifs et des « besoins » soigneusement quantifiés et mesurés. Ce type de démarche se pose en alternative à une autre solution : l’augmentation des recettes propres (la fiscalité locale, le tarif des services publics locaux, l’emprunt) considérée par les partisans de la rationalisation des dépenses comme un pis-aller.

Dans le cadre de cette contribution, il s’agira, en s’appuyant sur des exemples issus du bloc communal (EPCI et communes), de montrer comment, par-delà les clivages partisans, se forment des coalitions qui parviennent à imposer le contrôle bureaucratique des dépenses comme la meilleure réponse possible aux nouvelles contraintes budgétaires, délégitimant le recours à la fiscalité ou l’emprunt. La mise en œuvre de ce type de solution ne va pas sans susciter des tensions et des résistances au sein de l’appareil politico-administratif local. Cette nouvelle instrumentation de la gestion publique locale s’accompagne ainsi de dispositifs visant à produire du consentement chez les adversaires (élus, chefs de services, syndicats) de cette nouvelle régulation financière en leur offrant des compensations et des marges de manœuvre.

La rationalisation des dépenses publique locales : ses agents et ses objectifs

Le contexte de restriction budgétaire depuis le tournant de années 2010 a permis, dans de nombreuses collectivités ou EPCI, l’inscription à l’agenda politique d’objectifs de rationalisation des dépenses et de mise en œuvre d’indicateurs et d’outils de suivi et de contrôle de leurs dépenses (cibles d’investissement, ratios budgétaires, lettres de cadrage, etc.). Cette inscription est d’abord le fait des directeurs généraux des services (DGS) et des cadres des services financiers et des ressources humaines qui se positionnent généralement en défenseurs des instruments de pilotage des dépenses publiques, présentés à la fois comme une réponse à une urgence budgétaire et comme une alternative vertueuse à l’augmentation des recettes propres. Ces cadres bénéficient du soutien politique de leurs maires-adjoints (MA) ou de leur vice-présidents (VP), qui se font régulièrement les promoteurs, voire les avocats, des positions de leurs collaborateurs auprès des autres membres de l’exécutif et, plus largement, des autres élus de la collectivité ou de l’EPCI. En défendant ce type d’instrumentation, auquel, dans certains cas, leur parcours professionnel, et dans d’autres, la fréquentation des services les a sensibilisés (Ségas 2015), les élus en charge des finances locales contribuent également à donner une place centrale dans l’institution à une fonction politique autrefois plus marginale : la délégation aux finances (Borraz 1995). Les coalitions politico-administratives favorables à la rationalisation, liant élus et administrateurs « financiers », reçoivent d’autant plus facilement le soutien des exécutifs locaux (maires, présidents) que ces derniers sont généralement réticents, pour des raisons d’acceptabilité politique, à toute augmentation de la pression fiscale. Elles s’appuient également sur un discours dominant, porté à la fois à l’échelle européenne et à l’échelle nationale, qui fait de la maîtrise des dépenses la solution privilégiée pour assainir les finances publiques.

La réduction des budgets de fonctionnement constitue la première cible de ces coalitions « rationalisatrices », qui justifient en partie la maîtrise de dépenses au nom du maintien de la capacité d’investissement des collectivités et des EPCI. Dans la hiérarchie normative des entrepreneurs de la rationalisation, les dépenses « ordinaires », liées au fonctionnement de la collectivité ou de l’établissement public, apparaissent beaucoup moins légitimes que les dépenses d’investissement, supposées répondre à des besoins nouveaux, voire générer des effets structurants (économiques, notamment). L’accent est ainsi mis par beaucoup de collectivités et d’EPCI sur le contrôle de la masse salariale, premier poste des charges de fonctionnement. Ainsi, dans une commune de 211 000 habitants, a été mis en place en 2015 un dispositif de contrôle de l’évolution de la masse salariale, impulsé par le MA en charge des personnels et le directeur général adjoint (DGA) aux ressources humaines, soutenus par le maire. L’affichage d’un taux annuel encadrant l’évolution de la masse salariale a été accompagné de la mise en œuvre d’un diagnostic concerté impliquant tous les services. Cette démarche répondait à un double objectif : contrôler l’évolution de la masse salariale, tout en respectant au mieux les promesses de campagne de l’équipe récemment élue qui s’était engagée à développer certains services sans augmenter les impôts. Le cadre défini impliquant de fonctionner à effectif constant, ce processus visait à créer des postes dans certains secteurs (les crèches municipales, par exemple) au détriment d’autres (les espaces verts, entre autres) ou encore à identifier des scenarii d’externalisation. Ce dispositif, qui propose d’ajuster l’évolution de la masse salariale à celle des recettes (diminution des dotations de l’État, non-augmentation voulue des ressources fiscales), repose donc également sur une hiérarchisation des objectifs d’action publique, l’effort demandé impactant de manière différenciée les services. En cela, ce dispositif de rationalisation de dépenses se distingue des « coupes aveugles », qui consistent à appliquer de manière uniforme les mêmes objectifs de contrôle de la masse salariale à tous les services : ici, chaque dépense est mise en face d’une évaluation relative des besoins (est-il nécessaire d’entretenir aussi fréquemment les espaces verts alors que nous sommes confrontés à de fortes demandes de garde d’enfants et qu’il s’agit d’une des priorités du mandat ?). De facto, en situation d’entretien, les entrepreneurs de la rationalisation refusent d’utiliser le terme de cost-killer (spécialiste de la réduction des coûts), préférant se définir comme des agents de l’amélioration de l’efficience de l’action publique.

Il ne faudrait cependant pas conclure de ce qui précède que les dépenses de fonctionnement sont les seules visées par ce processus de rationalisation. Pour les promoteurs de ces solutions, il s’agit également de réguler l’effort d’investissement en élaborant des critères appuyés sur une légitimation technique plus que politique. Ce mouvement est particulièrement sensible pour les intercommunalités dans lesquelles se développent des outils de programmation pluriannuelle des investissements (PPI). Ces plans, élaborés en début de mandat par les fonctionnaires intercommunaux, amendés et portés politiquement par le vice-président en charge des finances et le président de l’EPCI, mettent en place des instruments visant à répartir les ressources financières en fonction de critères techniques (taux de logement social par commune, volume de déchets ménagers collectés, degré de vétusté ou fréquence d’usage de certains équipements, etc.). Ces critères bureaucratiques viennent concurrencer le mode de répartition politique traditionnel dans les EPCI, caractérisé par une logique d’échange et de troc entre maires défendant les intérêts de leur territoire d’élection. Les promoteurs administratifs de ce type de rationalisation y voient un moyen de maîtriser la croissance des dépenses d’investissement et leur saupoudrage sur le territoire en limitant la portée des pressions politiques exercées par les élus dans le jeu intercommunal.

La rationalisation face à ses adversaires : juguler la contestation

Cette nouvelle gestion bureaucratisée des dépenses, articulée à des instruments de gouvernement financiers et portée par une petite partie des exécutifs locaux (élus en charge des finances et des RH soutenus par le président ou le maire), ne va pas sans générer des tensions, voire des résistances. Le contrôle de l’évolution des dépenses est, en effet, perçu comme une contrainte forte par les maires dans les intercommunalités mais également par les membres de l’exécutif des EPCI et collectivités en charge de délégations sectorielles (voirie, culture, action sociale, etc.) qui voient leur marge de manœuvre financière se restreindre et leur influence politique concurrencée par la mise en place de ces critères techniques. Ces derniers sont généralement soutenus par leurs chefs de services, qui tentent de défendre leur secteur dans un contexte de raréfaction des ressources. En outre, les syndicats des personnels territoriaux peuvent également se mobiliser, au nom de la défense de l’emploi public, contre les réorganisations des services induits par les dispositifs de contrôle de l’évolution de la masse salariale.

Cependant, si les dispositifs de rationalisation des dépenses tendent à s’imposer, c’est parce qu’ils offrent des contreparties et/ou des espaces d’expression et de négociation qui permettent, dans une certaine mesure, de minorer le mécontentement, voire de produire du consentement chez ceux qui subissent les conséquences de ces mouvements de contrôle des dépenses. Dans le cas des intercommunalités, les dispositifs de type « PPI », s’ils rognent sur les capacités de négociation politique des maires, leur offrent en contrepartie de la prévisibilité dans un contexte budgétaire tendu. En effet, pour les maires, ces instruments de programmation et de contrôle des investissements fonctionnent comme une « réponse assurantielle dans un contexte d’incertitude » : les maires sont certes plus contraints mais ils disposent également, grâce à ces outils, d’une visibilité accrue, à l’échelle temporelle du mandat, sur les dépenses d’investissement qui pourront être réalisées dans leur commune.

L’acceptation de ces dispositifs peut découler non seulement de leurs effets (dans le cas des PPI, la production d’une répartition financière relativement stable et certaine) mais également de leur agencement. Dans le cas de la commune de 211 000 habitants évoquée plus haut, la coalition « rationalisatrice » a pris soin d’associer les services sectoriels à la démarche de rationalisation : plutôt que de leur imposer de manière autoritaire des « coupes », il leur a en effet été demandé de proposer des scenarii d’évolution de l’organisation des services, associant de facto les DGA et les directeurs de service à la production de l’effort de rationalisation. Cette démarche ascendante a contribué à l’appropriation des objectifs de contrôle des dépenses par les services et a incité leurs directeurs à remettre en cause moins les objectifs de cette rationalisation que les services qui ne jouaient pas assez le jeu des économies au détriment de ceux qui concédaient des efforts conséquents. En outre, les promoteurs de la rationalisation ont tenté de prévenir la contestation syndicale en offrant une contrepartie à cette maîtrise des dépenses publiques : cette dernière était accompagnée d’un « pacte social » prévoyant notamment un plan de titularisation des « précaires » de l’administration municipale et une revalorisation de primes pour les agents de catégorie C. Il s’agissait d’inscrire les syndicats dans une relation d’échange plus ou moins explicite avec la coalition « rationalisatrice ». En effet, la mise en œuvre de mesures qui correspondaient à des revendications syndicales anciennes apparaissait conditionnée à la non-contestation de la démarche de maîtrise de la masse salariale par les organisations représentant les agents.

Les dispositifs de rationalisation des dépenses peuvent également prévoir des espaces pour l’expression de désaccords ainsi que des instances de neutralisation des conflits liés à l’apparition d’indicateurs quantitatifs, comme l’illustre la gestion de lettres de cadrage dans un EPCI de 414 000 habitants (Ségas 2015). Le vice-président en charge des finances, avec l’appui technique des services et le soutien politique du président de l’intercommunalité, envoie chaque année au mois de juillet une note de cadrage budgétaire aux différents vice-présidents et à leurs DGA. Cette note fixe une enveloppe sectorielle (concernant les dépenses de fonctionnement et d’investissement) pour l’année n + 1 dans le cadre d’une budgétisation pluriannuelle. Chaque service, sous la houlette de son VP, prépare alors son budget qu’il présente au VP et au DGA en charge des finances dans le cadre de conférences budgétaires thématiques. Ces réunions permettent aux autres vice-présidents de tenter de justifier qualitativement l’éventuel dépassement de leur enveloppe. Ce dispositif contribue à l’anticipation et à la gestion des conflits. En effet, la collecte préalable des arguments sectoriels permet au VP en charge des finances d’identifier des points problématiques qu’il faudra soumettre à l’arbitrage ultérieur du bureau de l’EPCI et de dessiner les contours de compromis possibles. La possibilité d’exprimer, au sein même du dispositif de rationalisation, un désaccord sur l’application systématique de critères quantitatifs, en espérant obtenir des ajustements à la marge, contribue à faciliter l’acceptation du dispositif par les alliances politico-administratives sectorielles.

Une résilience du politique ?

Les dispositifs de rationalisation des dépenses ne se limitent donc pas généralement à l’affichage d’indicateurs financiers. Ils intègrent des contreparties (espace d’échange et de discussion avec les élus sectoriels, réponses à certaines revendications syndicales) qui visent à obtenir une adhésion minimale de la part des adversaires actuels ou potentiels du contrôle de la dépense publique locale. Ces entreprises de domestication de la contestation ne sont toutefois pas sans limites. Les espaces d’échange, de concertation et de régulation ici décrits font parfois l’objet de stratégies discrètes de contournement de la part d’élus. Les arbitrages politiques ne s’effacent jamais complètement derrière les logiques techniques. Ainsi, dans le cas de la municipalité précédemment évoquée, le maire, faisant fi des préconisations techniques, a choisi de « ménager » un petit nombre de secteurs gérés par des élus issus d’un autre parti que le sien afin de garantir la stabilité des relations au sein de sa majorité multi-partisane. Dans le cas de PPI, certains élus, bien placés dans le jeu intercommunal, peuvent essayer, en début de mandature, de peser politiquement sur le choix des critères techniques afin d’avantager leur commune. Sur un autre front, les organisations syndicales, même si elles acceptent les contreparties, voire participent aux instances de concertation, n’hésitent parfois pas à lancer en parallèle des actions de protestation (pétitions, grèves) remettant en cause globalement la légitimité de ces démarches de rationalisation de dépenses publiques. Même si la contrainte bureaucratique apparaît de plus en plus forte, le jeu financier n’est donc pas intégralement circonscrit par des instruments et des procédures codifiés : les élus sectoriels et les syndicats cherchent, avec plus ou moins de succès, à se créer de nouvelles marges d’autonomie et de négociation. Un des enjeux de la recherche dans le champ de l’action publique locale consiste précisément à déterminer dans quelle mesure et de quelle façon la négociation politique contourne, réinvestit, voire subvertit, le nouveau cadre technico-financier.