A propos de co-construction et particulièrement des conseils citoyens indépendants

Un débat fort et récurrent sur la place du « citoyen » dans la démocratie locale a été repositionné par la majorité municipale depuis son arrivée à la Mairie de Grenoble. Après l’article précédent d’Alain Faure, nous publions ici une réflexion de Jean Philippe Motte, ancien adjoint et membre de GO.

La Municipalité de Grenoble élue au printemps 2014 a mis au centre de ses propositions et de sa démarche le projet d’instaurer de nouvelles relations avec les citoyens : leur donner systématiquement la parole, leur reconnaître la possibilité de construire des programmes d’action ; et en tout cas de coopérer à l’élaboration et à la mise au point des chantiers de diverses natures qu’elle a prévus de mettre en place au cours de son mandat.
Cette volonté de susciter une démocratie locale renouvelée au regard des pratiques antérieures jugées insuffisantes, sinon illusoires, ne peut qu’être accueillie avec intérêt de la part de GO Citoyenneté. Nous avons toujours considéré en effet, que la prise de parole des citoyens sur leurs conditions de vie quotidienne, sur la manière d’organiser la vie commune, sur l’avenir à préparer pour la ville et l’agglomération, de même que leur capacité à agir dans ces domaines, sont des composantes majeures d’une politique municipale digne de ce nom.

Tout en ayant été très impliqués au cours des trois mandats précédents dans les diverses démarches de participation des habitants, et donc en assumant sans détour la responsabilité et le bilan avec nos collègues des majorités municipales successives, nous savons que ce que nous avons fait méritait des critiques, appelait approfondissements, voire révision et nouvelle donne – comme l’avaient mis d’ailleurs en évidence les différentes évaluations qui ont jalonné notre parcours sur les chemins de la démocratie participative.
Les quelques réflexions suivantes s’appuient sur cette expérience antérieure pour pointer les questions, difficultés, contradictions rencontrées ; elles sont susceptibles d’éclairer la marche que la municipalité actuelle engage, en tout cas de contribuer au débat sans cesse à reprendre et à nourrir, tant il n’y a pas de recettes établies ni de chemins balisés une fois pour toutes en la matière.

1. Le maire, les conseillers municipaux sont élus par les citoyens pour agir, faire des choix, dans le cadre de projets et de programmes qu’ils ont présentés ou au moins esquissés au moment de leur élection. Ce faisant ils se sont engagés vis à vis de leurs concitoyens, il leur faut tenir parole. C’est dans le cadre de ces engagements, discutés et « adoptés » pendant la campagne par le fait de l’élection, que se noue et se développe le dialogue ultérieur avec les citoyens tout au long du mandat. C’est ainsi que l’on parle de « non négociable », c’est à dire de propositions et d’actions sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir et qu’il faut mettre en œuvre. Le dialogue à cet égard est un dialogue de mise au point. Cela vaut par exemple, pour un programme d’habitat conduisant à des opérations d’aménagement ici ou là dans la ville, pour une démarche de renouvellement urbain passant par des opérations de réhabilitation, de démolition et de reconstruction de logements et d’équipements comme pour des projets éducatifs, culturels ou de toute autre nature.
La difficulté sur ce premier aspect, sur ce « non négociable » puisque sanctionné par le moment fort des élections, c’est que le vote des citoyens est global, pour une équipe et un projet, et ne porte pas nécessairement sur tout le détail des propositions. Et que d’autre part il n’est le fait que d’une partie des citoyens, et dans notre démocratie représentative actuelle, d’une minorité relativement modeste d’entre eux compte tenu des forts taux d’abstention. Nos majorités de 1995 à 2008 n’ont jamais été élues que par le tiers ou le quart du corps électoral grenoblois. Du coup les objections et les refus formulés à l’encontre de telle ou telle action peuvent prendre du poids et de la légitimité ; ils obligent en tout cas à réouvrir la discussion pour trouver une cotte mal taillée, un point d’équilibre.

2. En relation avec cette première observation, une deuxième porte sur le périmètre des gens concernés par le dialogue entre élus et citoyens. Pour faire bref : est-ce qu’un projet d’aménagement de quartier ne concerne que les habitants du quartier ? Est-ce qu’un projet éducatif péri-scolaire ne concerne que les parents d’élèves ? Est-ce qu’un terrain d’aménagement des gens du voyage ne concerne que le voisinage ? Ou encore : avec qui débattre de l’avenir d’Alpexpo, du Marché de gros ou du Magasin ?
Cette question du périmètre des interlocuteurs s’entend en terme de géographie, et en terme de type de partenaires. Il n’y a pas de position abstraite à ce sujet. A chaque fois, la question posée, le chantier ouvert, la décision à prendre doivent permettre de définir le champ des personnes invitées à donner leur point de vue – tout en convenant que le cercle des personnes à considérer est souvent plus large qu’on ne l’imagine spontanément. Dans tous les cas de figure, nous avons toujours pensé que les élus ont un rôle majeur à jouer dans la tenue des échanges, comme médiateur entre citoyens ayant le plus souvent des positions diversifiées, voire divergentes et comme responsable de la construction de l’intérêt général de la collectivité locale dans son ensemble. Cela se comprend bien quand il y a une dimension financière dans les décisions à prendre puisque les élus ont précisément la responsabilité éminente de voter le budget de la ville et de le gérer. C’est-à-dire de demander de l’argent aux citoyens (le vote de l’impôt) en vue de services publics et d’actions collectives et de rendre compte de son usage aux citoyens. Mais la prééminence des élus dans les arbitrages à rendre à l’issue du dialogue avec les citoyens me paraît valoir plus largement, du moment qu’elle s’exerce dans la collégialité d’un conseil municipal où diverses sensibilités sont présentes et s’exercent.

3. Cette conviction est liée à une troisième observation majeure en matière de « co-constrution » : l’accès très inégal à la parole dans l’espace public.
C’est une évidence sans cesse vérifiée au fil du temps et des diverses tentatives de dialogue public que celui-ci ne mobilise qu’une partie limitée de nos concitoyens, généralement ceux dont les conditions de vie sont suffisamment stables et assurées pour qu’ils puissent dégager temps et énergie et les consacrer aux affaires de la cité. A quoi s’ajoute, les deux vont souvent ensemble, le degré d’instruction requis pour entrer dans la familiarité des questions débattues, en comprendre les termes, pouvoir et oser contribuer aux échanges. L’expérience montre que la seule manière de recueillir la parole des « sans voix », des « invisibles », c’est-à-dire des personnes qui ne viennent pas dans les diverses réunions et rencontres proposées pour s’informer et discuter, c’est celle du porte à porte. Encore la tentative d’accès direct et « privé » aux personnes, pour solliciter leur point de vue n’est-elle pas toujours couronnée de succès (portes obstinément closes, méfiance persistante, échanges trop brefs, etc).
Ce porte à porte souvent pratiqué à l’occasion des campagnes électorales est bien sûr très onéreux en temps et en personnes mobilisées pour le mener à bien à grande échelle ; d’où la difficulté d’y recourir de manière régulière (1). Et par ailleurs il ne peut être qu’un point de départ au regard d’un processus délibératif où l’on cherche à construire une position (un projet, une décision) commune entre divers protagonistes, citoyens, professionnels, élus, par confrontation de points de vue et d’arguments.
Il n’est donc pas facile de pallier l’absence d’une partie de la population concernée dans les instances de participation et de concertation. Personne ne peut réellement s’auto-proclamer « porte-parole » de ceux qui ne sont pas là. Il est cependant de la responsabilité des élus, sans exclusive, de veiller particulièrement à la prise en compte des « exclus » de l’espace public, généralement les dominés, ceux qui n’ont pas les ressources (dans tous les sens du terme) d’y participer et de s’y exprimer. Car les élus ont bien en charge de construire le bien public, de faire que les conditions d’une vie commune digne, assurées par les services publics et les biens communs (habitat, éducation, santé, culture, travail) soient accessibles et partagées par tous.

4. Ces observations générales qui peuvent paraître banales dans l’expression assez lisses qu’on en donne ici, renvoient à une pratique, des expériences vécues, pleines, elles, d’aspérités, tissées d’échecs et de réussites tous deux également relatifs. Il faudrait d’ailleurs expliciter ce qu’est un succès ou un raté dans la participation.
De ces pratiques, les citoyens gardent sans doute des souvenirs mitigés, comme c’est mon cas. A côté de quelques temps forts et pleins, où domine le sentiment partagé avec tel ou tel groupe d’habitants, telle ou telle association, d’aboutir à un projet où chacun se retrouve, à Teisseire, au Châtelet, à Mistral, à Villeneuve, à l’Ile Verte, à Bérriat, à Jean Macé ou ailleurs, combien d’échanges et de discussions qui laissent un goût d’inachevé ou restent conflictuels jusqu’au bout, sans qu’on parvienne à réduire les désaccords ; et qui se concluent forcément pas une décision des élus vécue avec amertume par une partie de la population.

Il n’est pas question de faire ici, un bilan de notre long et laborieux cheminement en matière de dialogue avec les habitants, les associations, les collectifs au cours des mandats précédents dans les différents domaines de l’action municipale. Je veux simplement faire quelques propositions pour aujourd’hui en direction de celles et ceux qui veulent engager des démarches de « co-construction » et donner à la démocratie participative son sens le plus fort : partager la parole, la réflexion, la décision dans une sorte d’équilibre et d’équité entre citoyens et élus, muries et portées également par les uns et par les autres. Ce qu’on pourrait appeler une « élaboration conjointe » en référence au vocabulaire en usage dans les milieux de l’urbanisme.

Les associations sont des actrices majeures de l’engagement citoyen et du débat démocratique. Leur vie n’est certes pas un long fleuve tranquille, surtout par les temps qui courent, mais elles doivent rester un interlocuteur central dans la construction de l’intérêt général, dans les différents domaines où elles sont investies. Et ce dans une relation d’exigence mutuelle, sans complaisance, entre elles et les élus.
il faut du temps pour bâtir une démarche participative, pour que les citoyens « se mettent dans le coup », « prennent leurs marques » sur les sujets abordés, se comprennent mutuellement. Le renouvellement systématique tous les deux ans des conseils citoyens indépendants, actuellement prévu, leur donne une durée trop courte pour qu’un collectif de réflexion et de maturation puisse se constituer et produire.
Les élus sont en même temps protagonistes du débat démocratique et responsables de l’évolution et de la gestion de la cité. A ce double titre ils sont non seulement partie prenante, mais partie incontournable du dialogue public, sur toutes questions concernant la ville et son devenir. Pourquoi les exclure des conseils citoyens indépendants ? Ils sont capables de respecter les collectifs de citoyens et les agendas que ceux-ci préconisent ! Et par ailleurs ils sont dans leur rôle s’ils contribuent à catalyser les échanges, les synthèses et les compromis.
– De la même manière les professionnels sont strictement nécessaires à l’activité des conseils citoyens indépendants. Il n’est guère de questions ouvertes aux travaux de ces conseils, aménagement ou gestion urbaine, action éducative ou sociale, habitat ou culture, etc. qui n’aient pas besoin de la compétence des professionnels concernés. Le triangle classique du dialogue public local, élus–habitants– professionnels, est le socle de l’instruction démocratique territorialisée, dans l’autonomie de pensée et d’approche des uns et des autres. La mobilisation de la compétence et de la conscience professionnelles des agents du service public est à l’évidence une condition sine qua non de la réussite d’un projet partagé.
La « co-construction » n’est pas la panacée, il y a des sujets sur lesquels l’arbitrage politique des élus intervient nécessairement d’emblée en fonction de leurs engagements initiaux au moment de leur élection ; par exemple l’ampleur et le contenu d’un programme d’habitat ou d’aménagement, par exemple le poids respectif à donner aux associations du domaine sportif, culturel, social etc.
– De même comme on l’a déjà dit, la démarche de « co-construction » a la limite du périmètre des personnes qu’elle rassemble, périmètre social et périmètre géographique.
– Certaines questions ne relèvent pas ou plus d’une instance municipale et renvoient à d’autres approches que celles aujourd’hui mises en œuvre : d’une part, l’ensemble des « services urbains » dont les orientations et la gestion relèvent aujourd’hui de la Métropole  (Eau, assainissement, collectes et traitement des ordures ménagères, énergie- gaz, électricité, chauffage urbain- , transports en commun) et de même les politiques d’aménagement urbain et économique (plan d’urbanisme, zone d’aménagement concerté) d’autre part, les domaines majeurs pour le sort de tout un chacun que sont l’éducation et la scolarisation, la formation et l’insertion professionnelle, l’accès à l’emploi, qui relèvent des politiques régionales et nationales.

Jean-Philippe Motte

1. NDLR : Nous avions initié d’ailleurs, lors du précédent mandat, des « rencontres de pieds d’immeubles »