Et si tous les réfugiés étaient considérés comme des chômeurs ?

Nous retranscrivons des extraits de cette interview de Pierre Mendès France, publiée le 2 juillet 1979 dans le « Nouvel Observateur » et ressortie par ce journal, avec bonheur, ce mois de septembre 2015.

« ../..Le monde connaît alors, depuis des mois, une crise aiguë de réfugiés fuyant le Vietnam .

L’année précédente, organisés en comité et emmenés par le Docteur Bernard Kouchner, plusieurs personnalités de divers bord (à commencer par Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, exceptionnellement d’accord sur une cause), ont levé des fonds pour affrêter un navire destiné à recueillir des milliers réfugiés en mer de Chine. La France – ses associations, ses mairies – se mobilise dans un bel élan…/…

Mais les gouvernements, eux, ne bougent pas assez vite. C’est du moins ce que dénonce l’ancien Premier ministre Pierre Mendès France dans cette interview, en pointant du doigt les responsabilités du Président Valéry Giscard d’Estaing.

L’interview est titrée « S.O.S réfugiés ».

Chaque jour, 1000 « boat  people » meurent dans la mer de Chine. Devant cette évidence, intolérable, que peut-on faire ?

Pierre Mendès France. Même si, depuis quelques semaines, je suis hanté par ce drame, je refuse de m’abriter derrière la seule indignation. Un homme politique c’est quelqu’un qui trouve, propose, oppose des solutions. Or dans cette affaire, les solutions ne sont pas évidentes… En 1962, l’économie française a pu absorber 1 million de pieds-noirs ; depuis la fin de la guerre, la République fédérale d’Allemagne a pu accueillir 13 millions de réfugiés de l’Est. Et je me souviens qu’à la fin de la guerre d’Espagne, étant maire de Louviers, j’ai pu moi-même accueillir des réfugiés républicains. Mais, en ce temps-là, c’était plus facile. Aujourd’hui ? Songez que l’implantation de 500 Mongs – et c’est peu – en Guyane à soulevé des réticences, des hostilités considérables de la part des populations locales ; que les harkis ne sont pas encore intégrés en France… Ce à quoi se heurteront tous les gouvernements, c’est l’égoïsme des gens…/… Sur le fond, je crois que le problème des réfugiés n’est que secondairement un problème financier ou économique.

Vous voulez dire que les arguments du PC – « Pas question d’imposer aux Français un sacrifice supplémentaire » – ou du gouvernement– « Nous avons fait le maximum » – ne sont pas crédibles ?

– Je veux dire que, financièrement, on peut concevoir une solution au problème des réfugiés. À la limite, on peut très bien imaginer que tous les réfugiés soient considérés comme des chômeurs et que l’État les prennent en charge pour une durée déterminée. Certes, ce ne serait pas facile ; mais un pays aussi riche que la France peut se le permettre. Encore faut-il que les Français le veuille bien…

Accueillir, comme on l’a annoncé mardi dernier, 5.000 réfugiés supplémentaires, Est-ce suffisant ?

– À mon avis, ce geste n’a pas grand sens. D’abord parce que 5.000 personnes, ce n’est rien. C’est même un chiffre qui reste en-deçà de ce que des particuliers ou des maires proposent d’accueillir. La moindre des choses, de la part du gouvernement, ce serait d' »offrir » aux municipalités autant de réfugiés que celles-ci déclarent pouvoir en accueillir, et de mettre à leur disposition tous les moyens de transport nécessaires. Ça, vraiment, c’est le minimum.

Et ensuite ?

– Ensuite, on aurait dû exploiter une coïncidence stupéfiante : en effet, le hasard a voulu qu’au beau milieu de ce drame se tienne, à Tokyo, la réunion des plus grands responsables des nations les plus riches du monde. Il est très rare que tant de  « décideurs » – et d’un si haut niveau – se trouvent ainsi réunis. Notre président y était donc, lui aussi, et c’était une occasion inespérée pour mettre au pied du mur les autres puissances, pour les « obliger » par un coup d’éclat.

Si Valéry Giscard d’Estaing avait déclaré, à Tokyo : « La France accueille 50.000 réfugiés », il aurait donné à notre pays un énorme ascendant moral sur ses partenaires et, surtout, il aurait peut-être obligé ceux-ci à en faire autant. Oui, Tokyo, c’était l’occasion de lancer un ultimatum en donnant l’exemple – et je sais, d’expérience, que ce genre de coup d’éclat est souvent payant.

A l’inverse, quand ce genre de proposition intervient par la filière administrative normale, ça ne débouche sur rien… Aussi, il y a beaucoup d’inconséquence, ou de cynisme, à s’en remettre à une « conférence internationale » prévue pour le 15 juillet… À Tokyo, le président de la République aurait dû prendre l’initiative, mettre le reste du monde riche en demeure. Obliger les autres puissances à sortir de leur négativisme. Et il ne l’a pas fait. Du coup, on ne peut qu’être très pessimiste sur le destin des « boat people ». Je le répète : en exploitant pas l’occasion qu’offrait la réunion de Tokyo, on prolonge – et pour combien de temps ? – l’holocauste…

SOS réfugiés : Pierre Mendès France dans "Le Nouvel Observateur" le 2 juillet 1979
SOS réfugiés : Pierre Mendès France dans « Le Nouvel Observateur » le 2 juillet 1979