Appel à la gauche pour « dé-lepéniser » la laïcité


Appel à la gauche pour « dé-lepéniser » la laïcité
Tribune écrite par :
Jean Baubérot, professeur émérite de la chaire histoire et sociologie de la laïcité à EHESS

Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, ancienne chargée de laïcité auprès de la Protection Judicaire
de la Jeunesse,

Joël Roman, philosophe, directeur de Hachette Littérature

Signée par des praticiens du terrain social et de la petite enfance, Serge Hefez, psychologue et psychanalyste


On aurait pu croire que la gauche, après avoir obtenu la majorité au Sénat, s’emploierait à configurer ce qu’elle compte faire quand elle sera aux commandes de l’Etat, que les urgences politiques et sociales lui feraient examiner en priorité des propositions de lois de réformes structurelles touchant à l’impôt, au budget de l’État, aux conditions de la négociation sociale. Ou bien que la question des institutions retiendrait son attention, sur les modalités de la décentralisation, l’instauration du conseiller territorial ou la modification souhaitée par la majorité parlementaire actuelle de la clause de compétence générale des collectivités territoriales. Le Sénat est attendu sur ce terrain, et ces questions n’ont pas peu pesé dans le basculement à gauche de la Haute Assemblée.

Eh bien non : des sénateurs de gauche n’ont trouvé rien de plus urgent, rien de plus symbolique, rien de plus identitaire que de mettre en discussion et d’adopter le 17 janvier 2012 un projet de loi visant à interdire le port du foulard aux personnes chargées de l’accueil de la petite enfance, notamment les assistantes maternelles à domicile. Au lieu d’entériner les termes d’un débat posé par Marine Le Pen dans l’objectif de creuser un peu plus la présomption d’altérité autour de l’islam, il aurait été intéressant que la gauche rappelle la base de la démocratie républicaine : les lois sont égales pour tous les citoyens, quelles que soient leurs opinions et/ou leurs religions.

Or justement, parce que la liberté de conscience (croire ou ne pas croire) fait partie des libertés fondamentales garantie par la loi de 1905 qui fonde la laïcité en France et par la Constitution, elle apparaît dans les 18 motifs de discriminations interdits par le Code du Travail et le Code Pénal. Ce qui fait de l’acte discriminatoire non pas une mauvaise intention mais un délit. En effet, aucun employeur n’a le droit de demander les convictions religieuses, philosophiques ou politiques d’un salarié. Et lorsque ce dernier est engagé, sa liberté de manifester sa conviction ne peut être réduite que si elle entrave certains critères stricts résultant du corpus législatif et de la jurisprudence (reprise par la HALDE dans ses délibérations) : les règles de sécurité ; les règles d’hygiène ; l’interdiction du prosélytisme ; les aptitudes nécessaire à la mission ; l’organisation nécessaire à la mission ; l’image de l’entreprise. Cette limitation ne doit jamais apparaître comme disproportionnée. Pour ces 6 critères, le code du Travail précise que « la limitation doit toujours être justifiée par la nature de la tâche et proportionnée au but recherché » (L1121-1).

Même si l’on peut interroger la décision de la Cour d’Appel de Versailles pour l’affaire de la crèche Babyloup et la pression politique qui y a mené, on ne peut que remarquer qu’elle a réintroduit le droit à l’argumentaire initial du tribunal des Prud’Hommes, par la citation de l’article mentionné ci-dessus du Code du Travail, ce qui en fait une décision circonstanciée pour cette situation-là et non pas une décision générale et absolue, ce que les Radicaux de Gauche veulent maintenant obtenir.

Lorsque ces derniers estiment qu’ « il s’agit juste de demander aux assistantes maternelles une transparence sur leur religion » et non « les empêcher d’être musulmanes », ils se placent déjà au dessus des lois. Pouvons nous imaginer les mêmes propos sur la question juive : « Nous demandons juste à cette personne d’indiquer qu’elle est de confession juive avant de signer son contrat de travail ? »
Ce n’est pas la première fois que les représentations négatives du débat public prennent le dessus sur l’application des critères universels lorsqu’il s’agit de l’islam. De nombreux laïques, qu’ils soient de gauche ou simplement républicains, se posaient déjà beaucoup de questions sur l’instrumentalisation actuelle de la laïcité par l’extrême droite et la droite extrême. Qu’arrivait-il à la laïcité ? Pourquoi et comment avait elle pu se « lepéniser » ? Luc Chatel avait déjà interdit aux mamans voilées d’accompagner les classes d’enfants en sortie piscine et théâtre, à l’encontre de ce que précise la loi de 2004 sur les signes religieux… Mais loin de nous l’idée d’imaginer que des sénateurs de gauche violeraient à leur tour les fondements légaux et constitutionnels de la République…

Bien entendu que la laïcité demande à chacun de respecter la vision du monde de l’autre. Et la nourrice voilée doit aussi respecter la liberté de conscience des enfants dont elle a la charge. Rappelons ce que tous les parents savent : le contrat de travail qui relie le parent à la nourrice contient en lui-même le respect de la liberté de conscience indiquée par les parents, et ceci depuis la nuit des temps. C’est ce non respect qui peut conduire à une rupture de contrat, et non pas l’appartenance ou la non appartenance religieuse de la nourrice !!

Cette loi conduirait clairement au communautarisme, en faisant croire aux parents qu’il faudrait choisir une nourrice proche de leurs convictions pour que cette dernière respecte les leurs ! Les parents juifs avec une nourrice juive, les musulmans avec une musulmane, les chrétiens avec une chrétienne, et les athées avec une athée, mais où va-t-on ?

Une telle obsession est tout à fois grotesque et ridicule : cherche-t-on à tenir à distance de la vie commune les musulmans pratiquants ? Va-t-on finir par assister, en matière d’islamophobie, à une sévère concurrence entre une certaine gauche, l’UMP et le Front national ?